dix-huit mois de recherche-action au sein d’une résidence sociale, artistique et temporaire à Strasbourg

07 ¦ 2020
Habitat intercalaire

Quelles frontières entre espaces privés et publics à l'Odylus ?

07 ¦ 2020 · Habitat intercalaire S'intercaler dans l'espace et dans le temps : quelle dignité humaine ?
En questionnement Les frontières psycho-sociales
Illustration Salon collectif de l’Odylus, juin 2019
Auteur·e·s Kevin, chercheur en psychologie environnementale, bénévole pour le collectif Horizome, présent à l’Odylus d’avril 2019 à octobre 2020

↘  La relation entre un individu et son logement ne se limite pas aux aspects fonctionnels de l’habiter, mais il existe un lien d’ordre symbolique et affectif qui contribue à se sentir chez soi dans un espace. Sans rentrer dans les détails, plusieurs recherches en psychologie, anthropologie et sociologie ont souligné l’importance de la préservation de la sphère privée dans le logement, à la fois pour ce qui concerne son fonctionnement interne (gestion des espaces, rôles et activités attribués aux pièces, etc.), mais aussi dans la relation avec l’extérieur : en d’autres termes la frontière entre un espace privé et l’espace public est possible grâce au logement, qui permet un filtrage de ce qui vient de l’extérieur.

→ Vue extérieure de l’ex-clinique

Au vu des conditions matérielles de l’Odylus (par définition l’urbanisme intercalaire se situe dans des lieux qui ne sont pas forcements adaptés à l’hébergement sur une longue durée) et du caractère temporaire du projet, il est légitime de se demander comment se structure le rapport entre les résident·e·s et leur espace de vie.

C’est justement ce que nous avons fait dans le cadre du suivi du projet, au travers d’entretiens, observations et discussions de groupe.

L’objectif de cet article est d’introduire le lecteur à l’analyse du thème de l’appropriation de l’espace à l’Odylus. En analysant comment se différencie le rapport entre les résident·e·s et le lieu, nous montrerons à quel point il peut être complexe de répondre à la question suivante :

 « Est-ce que vous sentez-vous chez vous à l’Odylus ? »

Gabriel Moser (2009), psychologue environnemental, identifie – entre autres – deux dimensions qui sont importantes dans la définition de ce qu’un logement devrait-être : la continuité et la centralité. La continuité est liée à la dimension du temps, car le sentiment de sécurité qui est lié au chez-soi est possible que si la relation entre un individu et son espace est stable et permanente. La notion de centralité montre que le chez-soi devrait-être un espace sur lequel l’individu a un contrôle permanent et exclusif : cette gestion permet d’accorder des significations, de s’attacher à un lieu de manière forte, et de se l’approprier en tant qu’endroit intime et personnel.

→ Graffiti à l’entrée de l’Odylus

Pour ce qui concerne la première dimension, bien évidemment la temporalité limitée du projet rend impossible une projection sur le long terme de la part des résident·e·s. En tant que chercheur·se·s, nous avons entendu cela à plusieurs reprises lors d’entretiens avec les résident·e·s et lors de nos observations sur le terrain.

Pour cerner la deuxième dimension, la centralité, nous souhaitons ici décrire la composition de l’espace de l’Odylus, qui se divise en trois grandes parties : depuis la rue, on peut rentrer dans la cour interne (1), qui permet l’accès au rez-de-chaussée de l’ancienne clinique (2). Ce dernier se compose de plusieurs pièces, dont une cuisine et une salle de repos et de convivialité. Par une porte, on accède ensuite aux étages (3) ou se trouvent les chambres des résidents·e·. La cour et le rez-de-chaussée sont des espaces partagés, qui ont été aménagés lors des premiers mois du projet grâce à des chantiers participatifs organisés par Horizome. Pour ce qui concerne les étages, ils sont accessibles qu’aux résident·e·s et aux membres de l’équipe de l’association l’Étage, qui gère les lieux ; les artistes présents·e· et les membres de l’association Horizome, qui sont basés au rez-de-chaussée, ne montent que sur invitation directe des résident·e·s.

→ Vue des étages depuis l’extérieur

Sur le papier, ce sont donc les étages et plus particulièrement les chambres à pouvoir garantir de l’intimité au niveau du contrôle de l’espace de la part des résident·e·s. La frontière entre espace public et privé ne se situerait donc pas à l’entrée de l’Odylus, mais bien au niveau de la porte de la chambre. En sachant que certaines chambres sont partagées, et que le vécu de chacun est différent, c’est en réalité bien plus compliqué que cela : ce que nous avons pu observer est que la division entre les chambres et le couloir est instable, et qu’elle ne permet pas de trouver de la tranquillité et de l’intimité dans une chambre qui est souvent partagée avec quelqu’un d’autre.

Déjà au niveau du couloir qui forme les étages, juste derrière la porte des chambres, nous rentrons dans un lieu partagé avec plusieurs dizaines de personnes, dont les usages et besoins différents peuvent d’ailleurs porter à des conflits. Dans les entretiens, les résident·e·s nous parlent de ces étages (et de leurs couloirs) comme d’une sorte d’adresse, qui permet d’identifier qui est qui dans le lieu (« ta chambre est sur quel étage ? ») :

 « Moi j'habite au troisième étage, c'est pareil c'est le bordel, à deux heures du matin il y a la lumière… Attends, tu ne vas pas me dire… Tu sais, Il y a un gamin il m'a dit, mais oui j'ai peur du noir, mais tous les gamins ils ont un téléphone, tu appuies sur le truc là où il y a la lumière, la torche là ! »
→ extrait d’entretien avec un résident

Si une première frontière prend forme en correspondance de la porte de la chambre, une deuxième se situe entre le rez-de-chaussée et les étages, pour le simple fait que ces derniers sont réservés aux résident·e·s et aux membres de l’association l’Étage.

Le rez-de-chaussée, qui se trouve en partie dans l’ancien réfectoire et l’ancienne cuisine de la clinique, a été aménagé par l’équipe d’Horizome avec les résident·e·s, pour qu’il devienne l’espace collectif principal de l’Odylus.

Avec le temps, ont vu le jour un coin détente, avec des canapés, des fauteuils et une table basse, un coin repas avec une grande table, un coin lecture avec bibliothèque, une salle télé, des jeux (baby-foot, table de ping-pong, jouets pour les enfants), des bureaux pour les artistes présent·e·s sur le lieu et pour les membres de l’équipe d’Horizome, et enfin une salle dédiée au bricolage.

→ Vue(s) du rez-de-chaussée

Étant un lieu collectif, la gestion du rez-de-chaussée a nécessité le long du projet plusieurs expérimentations pour répondre aux besoins différents des résidents. Par exemple, pour les enfants, notamment en hiver, le rez-de-chaussée devient un énorme espace de jeu (et le seul qui soit un minimum sécurisé par rapport aux travaux qui ont lieu dans l’ex-clinique) : cela empêche certains moments de la journée que cet espace puisse devenir un lieu de détente et de convivialité pour les adultes. Le rez-de-chaussée est aussi l’espace de l’art dans l’Odylus : les ateliers artistiques et les animations pour enfants et adultes (cuisine, vidéo, radio, scènes ouvertes, etc.) s’y déroulent, du moins quand il fait mauvais temps dehors.

Une troisième frontière se situe entre la cour et le rez-de-chaussée : c’est notamment la météo qui contrôle la perméabilité de celle-ci. La cour interne a été aménagée lors d’un chantier participatif, en créant un coin détente et en y mettant des plantes : en été, le lieu devient une partie importante de l’Odylus, et probablement le vrai espace de convivialité et de rencontre, grâce aux pauses cigarette, aux cafés, aux repas à l’extérieur proposés par certaines résidences artistiques. Nonobstant le fait que souvent le bruit des travaux soit plus fort dans la cour qu’au rez-de-chaussée, pendant la belle saison l’extérieur devient aussi le lieu des réunions et des discussions, comme dans le cas de l’agora organisée en septembre 2020 avec des élus de la ville de Strasbourg.

→ Aménagements dans la cour

Une dernière frontière se situe bien sûr à l’entrée de la cour de l’Odylus ; c’est la frontière avec le quartier, avec la ville. Le rapport avec le tissu urbain a été une thématique centrale lors de la création du projet, notamment pour ce qui concerne l’ouverture du lieu sur le quartier. Mais nous souhaitons ici prendre l'exemple de moments dans lesquels les résident·e·s ont souhaité gérer cette frontière, qui permet l’accès dans l’Odylus à des personnes externes.

Si l’on prend l’exemple d’une soirée de restitution de la résidence photographique, portée par Marion Pedenon, les résident·e·s ont insisté pour que ce moment reste dédié exclusivement aux résident·e·s de l’Odylus et aux « ami·e·s » du projet (bénévoles, équipes), avec donc, au cas par cas, des invitations personnelles pour des externes. Toutefois, il y a aussi des exemples dans lesquels la frontière avec le quartier a bel et bien été ouverte par les résident·e·s : plusieurs événements de rencontre entre les habitant·e·s de l’Odylus et les neudorfois·e·s ont vu le jour notamment grâce à la collaboration entre le comité de quartier et un résident. Si dans le deuxième exemple, l’espace de l’Odylus a été ouvert dans un contexte de rencontre, pour le premier cas, l’intimité de la situation et des photos exposées doit être lue comme un facteur qui a fait naitre le besoin de maintenir un contrôle sur le rez-de-chaussée.

Pour conclure, il n’existe une réelle réponse à notre question de départ. L’Odylus est un chez-soi de manière partielle et floue : dans les différentes couches qui le séparent de l’extérieur (cour, rez-de-chaussée, étages, chambres), trouver de l’intimité et s’approprier l’espace est plus facile pour certain·e·s résident·e·s plus que pour d’autres. Il est toutefois intéressant de rapporter ce phénomène plus généralement à la forme de l’urbanisme intercalaire, ce qui porte à des questionnements. Ce type d’hébergement est-il bien adapté à tous les publics ? Peut-on vraiment se sentir chez soi, notamment s’il n’y a pas de perspective d’hébergement à long terme à la fin de ce type de projets ? Quels instruments de médiation et de facilitation peuvent-ils aider à se sentir chez soi ? Jusqu’à quel point l’ouverture sur le quartier doit-elle être recherchée par les travailleur·se·s sociaux et les associations présentes sur le projet ? À suivre…  ↙